Alias

 La bauge aux sangliers © Jean-Luc Levesque


 
Toi qui n'a jamais fréquenté la gent canine, passe ces lignes anodines, elles ne seront d'aucune délicatesse. 
C'est d'amour dont je viens te parler. Un amour inconditionnel, un amour achevé. Un amour que seul un animal peut offrir à l'homme. 
S'il pouvait nous voir tel que nous sommes, je ne suis pas certain que le chien ne prendrait pas quelque distance avec notre espèce. Par chance, il ne possède pas cette intelligence qui dissèque au laser toutes les expériences vécues. Il n'a pas cette capacité d'analyse et de comparaison du réel pour en graver les conclusions dans un coin de son cerveau. Depuis des siècles d'évolution, ce loup apprivoisé a appris que nous sommes de redoutables pisteurs dont il vaut mieux se faire l'ami. Le prédateur a reconnu un chasseur bien meilleur que lui, son instinct a finalement tranché pour une compagnie bénéfique, quoique je me doute qu'en période de disette, certains de nos amis ont dû embrochés pour satisfaire nos appétits. Heureusement, les chiens n'apprennent rien de l'histoire. 
Car c'est une chance que d'être en amitié avec un canidé, c'est l'occasion d'entrer dans une communication plus intime avec la nature, de rester en contact avec ce que nous avons d'instinct en nous, de ne jamais oublier que nous sommes des créatures à quatre pattes, atteints de bipédie et de mesurer le chemin qu'il nous reste à effectuer pour embrasser en pleine conscience la création.
Soyons honnêtes, l'homme ne nourrit que peu de tendresse envers la nature mère, il n'est pas en connexion avec elle. Il ne reconnaît pas sa génitrice. C'est bien la preuve que nous ne sommes pas totalement aboutis. Chaque respiration devrait nous rappeler le miracle du vivant dans lequel nous sommes plongés. Mais l'homme est atteint de cécité, trop hypnotisé par la vertigineuse idée qu'il se fait de lui-même, oubliant qu'il n'est que le membre d'une espèce animale parmi d'autres ayant reçu la grâce de la conscience. Si peu différent finalement, une bouche, deux yeux, des pattes et tous les instruments nécessaires pour digérer et évacuer les diverses pitences ingérées pour survivre.
Tout ce qui existe dans l'univers, du plus insignifiant au plus gigantesque, ne peut exister sans ingestion et digestion de matière, galaxies et trous noirs y compris. Le propre de la vie, c'est d'être en mouvement. Quiconque se prend d'idée de vouloir figer le réel convoque son contraire et le statufie dans la fange d'une catalepsie surannée.
Et l'hominidé de s'arrêter sur des détails d'une futilité déconcertante, une différence de couleur de peau, d'origine territoriale, par exemple lors d'une certaine Assemblée Nationale au pays des Droits de l'Homme.
À quoi bon l'intelligence, si c'est pour sombrer dans un telle incurie mentale ?
Revenons à notre toutou qui présente l'avantage de n'obéir qu'aux instincts que la nature lui a prêtés. Il n’interprète pas bêtement, lui, si j'ose dire, les détours de raffinement que la nature a empruntés pour nous façonner millions d'années après million d'années. La hauteur de vue du chien, c'est celle d'un chien, personne ne saura lui reprocher d'être ce qu'il est et de ne pas briller du feu de la subtilité. 
Parmi ces instincts figure celui de l'appartenance au groupe, l'esprit de meute. Son maître étant le dominant, il n'est rien de plus important pour un chien que la compagnie de ce dernier. Qu'il s'absente l'espace d'un instant et voilà l'infortuné qui entre en plein tourment, il gémit, sa vie n'est plus qu'un vaste égarement. Mais alors, quand celui-ci revient, quelle explosion phénoménale de bonheur ! C'est un tsunami de joie tonitruante, de babines éclaboussantes et de truffe humide qui vous disent à quel point vous êtes essentiel pour lui. 
Le chien recherche constamment notre présence, il guette continuellement notre approbation. Un regard furtif suffit. Son acuité est phénoménale, le bougre d'animal est doué d'une sensibilité redoutable. Il capte toutes nos odeurs et évalue instantanément la teneur profonde de nos états d'âme. Que l'on soit heureux ou malheureux, il vient nous apporter son réconfort ou bien glaner quelques miettes d'allégresse. Le contact d'une simple caresse lui suffit. 
Lorsque l'on croit qu'un chien se repose, le museau posé entre ses pattes, apparemment impassible, il est en alerte, il nous observe. Avec le temps, on se rend compte qu'il connaît le moindre de nos travers. Il a largement eu le temps de disséquer nos habitudes durant des heures et des heures à attendre notre bonne disposition. Un geste furtif et le voilà qui bondit, il est déjà devant la porte, fretillant, à proposer une promenade en manifestant bruyamment son désir.
Même s'il fait toujours une tonitruante démonstration de ses envies, un chien est toujours en obéissance. Parfois, il laisse libre cours à ses inclinations, absorbé par les odeurs de ses congénères qu'il se charge de couvrir de son passage. Mais sitôt son méfait accompli sur le réverbère, proche cousin de l'arbre à ses yeux, il s'enquiert immédiatement du regard approbateur de son compagnon. Bien sûr, nous ne reprochons pas à un animal de céder au désir de contrôler son territoire. L'égarement n'aura duré que quelques instants. 
Quoique un chien ne s'évade que très rarement, s'il s'abandonne dans une escapade solitaire, c'est que sa consœur ou son confrère exprimait de sérieuses envies à satisfaire, des instincts bien naturels au demeurant, qui ne nous sont pas étrangers. 
On apprend beaucoup de l'animal en nous par l'observation de nos amis à quatre pattes et on mesure la profondeur du lien créé lorsque celui-ci vient à disparaître. Le déchirement est à la hauteur de la connivence qui s'était installée sans même que l'on s'en soit rendu compte. 
C'est une immense responsabilité de guider un être vers sa fin, l'instant qui la précède est d'une beauté assez étrange, empli de tendresse et de tristesse confondues. On est content d'épargner un calvaire à un ami et on se trouve complètement désarmé face à l'échéance programmée. Ma fille et moi l'avons entouré de notre présence en étant le plus calme possible afin qu'il ne devine pas notre désarroi. Le vétérinaire nous explique comment il va procéder et nous laisse seul avec l'animal, le temps de lui adresser une dernière marque d'affection. L'adieu est déchirant, tout est devenu d'une poignante solennité. Le pauvre chien trouve encore la force d'exprimer son contentement en nous voyant à ses côtés. Puis le vétérinaire revient, il prépare la seringue, attend que nous lui donnions notre accord et injecte le soporifique. Il s'est endormi en quelques secondes et se met à ronfler paisiblement. Sa vie est encore là, paisible, rassurante, je caresse une dernière fois le poil ras si agréable de la houpette de son torse, ma fille l'embrasse et notre ami disparaît vers sa destination finale. Il n'aura pas trop souffert, on se rassure comme on peut de sa mise à mort. Reste à signer l'autorisation d'euthanasie et payer l'intervention, formalités dérisoires et en décalage total avec le moment. J'essaie de rester digne. On balbutie un "au revoir" qui reste en travers de la gorge à la secrétaire et nous rentrons, déshabillés de l'être aimé, dans une maison plongée dans un vide sidéral. 
C'est un compagnon de tous les instants qui vient de disparaître, laissant nos vies subitement béantes de lui. Je n'en ai pas connu de plus envahissant, de plus patient, impatient, de plus joyeux, de plus turbulent. Diable ce qu'il a pu m'en faire voir l'animal. Je pourrais continuer longuement la liste des superlatifs tant la place, désormais vacante, est immense. 
C'est une source de joie simple, grâce à laquelle je me soulageais souvent de la complexité relationnelle des humains, qui vient de s'évanouir. 
Ma fille partie, je m'accorde une promenade seul. J'en profite pour chialer un bon coup en retournant sur le chemin forestier parcouru de long en large avec l'ami envolé. Je revois le bonheur absolu que lui procuraient ces escapades bucoliques, c'était comme emmener un gosse dans un parc d'attraction. Je profitais alors de ses capacités de détection et de son radar olfactif redoutable, ici un chevreuil, un blaireau, un sanglier que je n'avais pas détectés, ici une tortue perdue dans un champ devenue la mascotte du jardin, friande de pétales de rose, là une vipère endormie sur un chemin, évitée de justesse, ou bien ce lièvre qui le faisait tourner en bourrique en s'évanouissant hors de sa vue pour réapparaître derrière lui, alors que le corniaud était passé juste au-dessus de lui. Il faut tourner la page, je sais, mais diable que le livre est dur à fermer. Reste à nettoyer toutes les affaires de Monsieur, faire le ménage de ses poils, de sa literie. Il avait plusieurs niches dont une de Prince qu'il rejoignait, via une porte à battants quand il était fatigué et où l'attendait une gamelle d'eau posée à hauteur de museau pour ne pas trop solliciter son échine fatiguée. C'était un membre à part entière de la famille. Ce n'était pas n'importe qui !
Il s’appelait Alias et son vrai nom était Le Chien...

Jean-Luc Levesque
 
 
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